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Des noms et des lieux. Mostefa Lacheraf

15 Janvier 2019 , Rédigé par bouhamidi mohamed Publié dans #Notes de lecture

Des noms et des lieux. Mostefa Lacheraf

Par Mohamed Bouhamidi.

Si Ahmed Medouas comme  Si El’Azzzouzi vivront deux miracles. Le premier est d’avoir échappé à la mort lors d’une crue d’oued dévastatrice. Le deuxième est d’être revenus de leur temps des années vingt du vingtième siècle, dans « Des noms et des lieux », certainement le livre, de plus grand investissement philosophique de Mostefa Lacheraf,  pourtant maître en la matière.

Medouas remplace dans la ville de Sidi Aïssa, deux vieux enseignants de l’école coranique configurés dans l’ancienne pédagogie de la sanction physique, Il compte juste quelques années de plus que ses élèves, et il ramènera une méthode de l’attention bienveillante à l’endroit de ses élèves et de la stimulation par la communication et la curiosité.
La plus grande nouveauté reste, cependant, sa soif  de la lecture des revues, des livres, des opuscules, des fascicules, un peu anciens, déjà lus et remis en vente ou juste remisés.

Lacheraf utilise l’expression heureuse, la trouvaille de friperie du livre, pour caractériser le commerce de Si El’Azzzouzi. C’est lui, précisément, qui les ramène d’Alger et les vend le long de son parcours vers ces contrées aux portes du sud algérien.

Mais comment pouvait-il vivre du colportage des livres usagés dans ces steppes, quel rapport financier lui permettait de payer les voyages, l’hébergement, quel poids du papier pouvait-il  porter, quels lecteurs passionnés et avertis pouvaient l’attendre, qu’en retirait-il comme moyen de subsistance et d’où tenait-il ce métier de libraire itinérant ?

Il fallait bien qu’il  existe des lecteurs dans cette Algérie colonisée, affaiblie par des décennies de résistance, saignée par la mort de ses tolbas morts au combat, de ses élites exilées. Il fallait surtout que dans notre pays et notre société, soient demeurés des intellectuels, des lettrés, des personnes vivant directement d’une fonction de savoir ou à sa proximité pour que perdure la lecture, la recherche du livre ? Et que cette vie intellectuelle soit liée à la société algérienne elle-même, dans ce qu’elle a pu préserver de ses structures, face au désastre destructeur du colonialisme. Si cette demande de livres et revues en langue arabe permettait ce commerce dans ces zones rurales, qu’en était-il des villes, des grandes villes où se sont maintenues les institutions culturelles, médersas et zaouïas et un corps important de savants et lettrés ?  

Si El’Azzzouzi survivait  à peine de ce travail de démarchage de la culture. Le lecteur peut donc imaginer qu’en compensation de cette vie de pauvreté, il faillait qu’y soit liée une importante gratification, celle de la reconnaissance sociale.

Medouas et Si El’Azzzouzi, auxquels Lacheraf voue une tendresse manifeste, deviennent dans son écriture des personnages au sens de la littérature, c'est-à-dire de représentants esthétiquement véridiques  d’une époque et des catégories et groupes sociaux.

 Si El’Azzzouzi est l’artériole ou la veinule qui continue à amener du sang au cœur de notre Algérie profonde bien que le colonialisme nous ait déjà infligé la grande blessure par laquelle s’est provoqué l’hémorragie de nos forces culturelles, scientifiques, sociales ou économiques. Un cœur bat encore dans ces steppes, tout entier peut-être restitué dans cette confidence faite à Lacheraf par son père, magistrat des tribunaux de droit musulman  que son grand-père est né sur les lieux d’une des batailles de l’insurrection de 1971.

Medouas devient une figure nouvelle qui apparaît comme un bourgeon d’hiver, un type d’intellectuel nouveau mais inaccompli dans les conditions de ces années d’entre les deux guerres mondiales, assoiffé des nouvelles du monde et des ces nouveautés rapportées dans les revues. Tout se passe comme si, de nouveau, des endroits les plus isolés de leur territoire, des algériens se reliaient au mouvement du monde, à un nouveau universel.

Lacheraf commence alors l’histoire, somptueuse, somptueuse quand elle est écrite par lui, du passage de la phase de résistance culturelle passive de notre société à l’intrusion coloniale à sa phase active. De Medouas à Cheikh Medjaoui (Medjawi dans le livre) et à la Tha’âlibiyya.  

 Entre l’époque de Medouas et celle des Cheikhs Ben Smaïa ou Ibn Zekri, s’est reconstruit dans une quête longue et malaisée le réseau des veines et des artères qui vont restituer à notre corps national les forces de son renouveau.

Cette histoire s’écrira par Lacheraf comme une histoire des livres.  Car pour voir se développer ce nationalisme algérien, il fallait bien  aller au détail de ce qui faisait ses points de cristallisation, ses enracinements anciens, leur qualité intellectuelle. Il ne suffisait pas de lire n’importe quoi  pour prétendre à une culture.

D’autant que Lacheraf répond explicitement au baathistes algériens qui ont eu, qui ont toujours, pour fondements de leur prétention, le raccourci, le simple raccourci d’une formule lapidaire de l’arabité de notre Nation. Le lecteur averti et un peu âgé, peut reconnaître quelques personnalités de ce courant, notamment un ancien ministre de l’éducation issu de notre prestigieuse Kabylie.

Cette poursuite de notre histoire nationale par une histoire des livres, des intellectuels, des institutions permet à Lacheraf de nous montrer comment le nationalisme algérien s’est nourri de ces luttes infimes et à travers des sentiers aussi étroits et incertains que ceux de Medouas et  Si El’Azzzouzi pour aboutir aux grand fleuve de la lutte de libération nationale et que cette lutte a eu ses grandes figures comme celle des Ben Smaïa, des Medjaoui, et ses filières sociales d’encrage pour la perpétuation d’une langue arabe raffinée et culturellement porteuse.

Cette lutte fut celle d’une dialectique des impossibilités coloniales à accomplir à son aise ses répressions culturelles. Elle fut aussi celle des confrontations d’interprétations philosophiques autour des actes et des démarches de ces personnages, aussi bien pour la figure de l’Emir Abdelkader, de Nasr-Eddine Dinet, que pour les contenus des  livres dont il parle.

Ce livre est un trésor de remarques pédagogiques, la critique la plus radicale des précipitations en matière d’enseignements auxquelles il rattache directement le désastre de la décennie noire. Il démontre comment les interprétations religieuses frustes d’une religiosité tactique comme les raccourcis d’un arabisme de circonstance se sont confortés dans la remise en cause de notre nationalisme arabo-berbère ou arabo- maghrébin, il utilise les deux expressions, et la destruction de ses résultats politiques et culturels.

 

 M.B

Des noms et des lieux. Mémoires d’une Algérie oubliée. Souvenirs d’enfance et de jeunesse. Mostefa Lacheraf. Editions Casbah. Alger, 1998. 2ième édition 2003. 349 pages

 

    

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