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Les femmes ne meurent plus d’amour-(Le noir te va si bien )- Ahlem Mosteghanemi.

2 Octobre 2018 , Rédigé par bouhamidi mohamed Publié dans #Notes de lecture

Les femmes ne meurent plus d’amour-(Le noir te va si bien )- Ahlem Mosteghanemi.

Par Mohamed Bouhamidi.

Dans sa région natale, Merouana, au pied des Aurès, le chant était plus qu’un mode  de communication. Il était statut social et stature, parure des hommes et reflet de leurs montagnes. Halâ suivait son grand-père vers les cimes où il sortait son nay pour chanter, le nay enfant de l’eau et du feu et s’il chantait, sa voix allait de crête en crête et dominait les vallées. Elle était l’aile par laquelle il s’élevait et si son chant était triste, sa voix, reprise de crête en crête pendant la guerre de libération, pouvait devenir alerte pour le combattant. Halâ était fille de ces Aurès, fille du chant et du sang, fille de la fierté de ces montagnes, non de l’orgueil.

Son père fera un pas de plus, il étudiera la musique à Alep, en reviendra avec un oûd et une épouse, chantera dans les fêtes mais surtout maintiendra les lois de l’hospitalité, trois jours d’accueil et les mains des invités comblées de cadeaux le jour du départ.

Hala était fille d’une culture dans laquelle la générosité faisait le sultan, et non l’argent. La voix, le chant, le don faisaient la grandeur des hommes et la réputation pesait plus que la richesse.

Les terroristes tuèrent le père  de Halâ parce qu’il chantait. En reprenant  son chant préféré le jour de ses funérailles, elle prolongeait sa mémoire, levait son étendard et transgressait la loi des pères et des ancêtres en devenant une voix publique. Elle perdit son frère interné dans les camps du sud par une dénonciation, jalouse et faussaire, d’un futur terroriste.

Halâ vivra de ces souvenirs de femme prise dans la perte d’un pays disputé par des forces qui l’épuisaient, elle et son pays. Sa mère, pour la sauver, la prit en exil, dans sa Syrie natale. Halâ vivra désormais dans le chant comme on vit dans ses racines, comme on vit de ses racines, habillée de noir du deuil de son père et de son frère.    

 C’est ce noir qui attira le regard et l’intérêt de cet homme d’affaires. Il avait quitté le Liban des années 70 en perdant ses convictions politiques, mortes du spectacle des fortunes nées de la guerre civile et des naïvetés de ces morts pour des chefs occupés à se servir. Il deviendra un homme de ses seuls désirs. Il construira une fortune dans la restauration mais aussi dans ce qui fera le cœur de quelques interrogations de ce début de siècles, les arbres, la déforestation, le papier. Il était devenu un homme mondialisé, à la tête d’une chaîne internationale de restauration, une entreprise de négoce du bois qui allait de l’Amazonie à la Suède. Il mènera dès lors une vie de désirs confortée par ses premières illusions sociales d’avoir une culture littéraire et philosophique pour se construire un statut dans ce Liban des insurgés. C’est, malgré tout, une réussite d’affaire que de mettre ses velléités sociales au service du profit individuel.  

Il verra Halâ dans une émission de télévision et n’en retiendra que la signification austère de ce noir qui l’habillait, de cette contradiction absolue qu’il voyait dans une femme située aux antipodes de sa vie sans territoire, sans attache, sans lien affectif en dehors de sa femme qui n’est qu’une ombre dans ce roman.

Mais par quoi donc Halâ pouvait intéresser ou déranger cet homme, en tout cas l’amener à la vouloir, non pas pour une nuit et pour le lit, mais la vouloir dans son monde, l’arracher à ces racines, à cet attachement au sang et à la terre de ses ancêtres ?

 

Il l’a vue pour la première fois, dans une émission de télévision.  C’est bien là le nœud de l’affaire. Tout ce qui pouvait rattacher Halâ à une histoire particulière ne l’aurait pas dérangé si ce n’était qu’une histoire sans médiatisation, sans possibilité de devenir un modèle. Halâ chantait sur scène et non plus à Merouana et de ce fait chantait tout ce qui contrariait la construction d’un monde d’argent fait à la mesure des seuls désirs de cet homme.

Il entreprît de posséder Halâ. Dans le roman il apparaîtra qu’il voulait d’abord posséder sa voix, la détacher de son public, la désocialiser en la dissociant de l’expression des douleurs humaines.

Beauté de ce roman, beauté de l’allégorie et de la métaphore, il achètera tous les billets d’une soirée de bienfaisance organisée au Caire pour être le seul spectateur de ce concert dédié à un but social et dévié non pour le plaisir d’entendre sa voix mais de la posséder.

Cet épisode du Caire est aussi le tournant du roman. Elle voit pour la première fois cet homme qui lui envoie des tulipes depuis sept mois à chacun de ses concerts comme s’il savait d’elle chacune de ses destinations et chacun de ses mouvements. Sept mois depuis le premier bouquet envoyé, l’homme est dans le stratagème, pas dans la conquête amoureuse.

Sait-il que du drame de son pays, Halâ est sortie sans amour et qu’il lui est préférable de vivre une illusion d’amour que de vivre sans rêve d’amour ? Il avancera dans le luxe de ces dépenses folles de fleurs, d’invitations dans de très grands hôtels ou restaurants mais aussi dans les jeux de la faire attendre, de la faire languir, de lui faire perdre toute volonté d’être elle-même, sans aliénation de soi, dans une relation d’amour.

 

Chaque fois, du plus profond de son être, remonte l’instinct de sa fierté qui la met dans l’intuition du dilemme : le désir face à l’amour, la possession face au partage. Elle sent bien que cet homme veut la déposséder d’elle-même, l’aliéner et l’aliéner en aliénant sa voix car c’est sa voix qui est son économie psychique, l’énergie par quoi elle existe.

Cet homme est dans un projet de domination du monde.

Dans cette quête naïve d’amour, Halâ porte en elle les armes de ses racines. Dans le bois de Boulogne, à Paris, quand il lui parle cyniquement de son négoce du bois, il lui révèle, sans qu’elle en ait pleinement conscience, que son amour des arbres est celui des arbres domestiqués de ce bois avec des pancartes d’identité, de ce bois privatisé par sa situation et son lieu. Quelle mémoire des bois sauvages et des forets indomptées des Aurès, au-dessus de Merouana, lui donnait la force secrète de deviner les intentions cachées de cet homme, qu’elle avait plus besoin d’aimer pour combler un vide qu’elle ne l’aimait vraiment ?  

C’est dans ces moments de refus d’être objet qu’elle aura le désir de jouer du oûd de son père endommagé par une balle des assassins.

Plus cet homme tentait de l’attirer vers un monde de luxe et d’artifices, plus ses racines lui donnaient les forces de les traduire dans les chants et les paroles du moment.  

Elle le sortira de sa vie, mais sa vie ne reprendra vraiment que lorsqu’elle recevra une invitation à chanter pour les réfugiés irakiens, quand sa voix sera de nouveau socialisée, plus loin que ses malheurs algériens, comme la réalisation d’une socialisation mondiale face à la privatisation du monde  que représente cet homme. 

M.B

Les femmes ne meurent plus d’amour-(Le noir te va si bien)- Ahlem Mosteghanemi. –Traduction publiée par Hachette-Antoine. 2018 – Beyrouth-Liban. Distribution exclusive en Algérie : Dar El Izza Oua El Karama Lil Kiteb –Oran – 345 pages -1250 da.

Source : Horizons du 03 octobre 2018

 

     

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