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Noces de mulet – Tahar Ouettar.

16 Mai 2018 , Rédigé par bouhamidi mohamed Publié dans #Notes de lecture

Noces de mulet – Tahar Ouettar.

 

Par Mohamed Bouhamidi.

In Horizons du 16 mai 2018.

 

Quand Hadj Kayenne rejoint, chaque week-end grégorien, sa fosse secrète au fond d’un cimetière, le haschisch l’ouvre à l’onirisme d’un imaginaire ancré dans la culture arabe. De la plus manifeste puisqu’au fond de sa fosse Khoula l’aimée d’El Moutannabi, la sœur des meilleurs des frères et la fille des meilleurs des pères le rejoint dans son lit de soie pour les extases les plus raffinées.

C’était, dans le roman, le temps heureux, d’une maison close de Tunis  tenue par la bônoise, une fille de son pays,  où il vivait les autres jours de la semaine. Il avait atterri là par conviction qu’il fallait éveiller tous les musulmans, y compris les prostituées des maisons closes, à l’appel de Hassan el Banna que Tahar Ouettar appelle dans ce roman Hassan el Cheikh. La bônoise lui apprit plus vite, que prévu par la doxa, l’étendue des délices de l’accomplissement sexuel.

Il tua, pour la sauver de leurs serres, trois proxénètes directs mais probablement dix au total. Il payera ses actes du bannissement à Cayenne, dont la bônoise le tirera, avant terme, à force d’argent glissé dans les bonnes mains.

Il restera, revenu à Tunis, cet étudiant de la Zitouna qui passera de la fosse à une journée de prières et de psalmodies du Coran dans la mosquée après le passage obligé par le bain maure et les grandes ablutions.  

Du point de vue d’un roman algérien, nous avons une entrée extraordinaire sur l’imaginaire forgé par une culture arabe qui nous est à la fois oubliée et familière.

Familière car qui n’a entendu parler d’El Moutannabi et des révolutions de palais abbassides mais qui en sait suffisamment sur lui pour échapper à l’image et aller aux faits, à son vécu ?

Le cours de l’imaginaire prendra un tournant avec l’intrusion de Khatem dans la vie de la maison close. Sa jeunesse et sa force lui donneront pour butin la plus belle des prostituées dont il deviendra le « protecteur » sans cependant comprendre tout à fait, et encore moins respecter, les règles qu’une maison close est si bien ordonnée malgré l’agitation des sens et des émotions qu’elle absorbe.

Quatre personnages masculins entrent en ligne alors. Hadj  kayenne, qui a libéré la bônoise des griffes des protecteurs et qui est maintenant la patronne du lieu, Hammoud le judoka vieilli et un peu décati par l’âge et la prison, un campagnard sans nom héritier heureux amoureux de la protégée de Khatem et Khatem lui-même.

Les rapports d’affrontement se mettent en place entre le campagnard amoureux fou de Hayet ennouffous, la protégée de Khatem qu’il veut épouser, Khatem qui introduit le désordre de sa soif de possession en refusant que sa protégée fasse le travail pour lequel elle est payée. Hammoud qui en tombe amoureux fou car elle représente une chance pour l’ascension sociale auquel il recommence à croire.

Le résultat le plus immédiat est que les prostituées qui ont un profond besoin d’ordre se heurtent de plus en plus aux anomalies introduites par les pulsions de domination qui agitent Khatem. La situation atteint un point dangereux d’inflexion quand ces pulsions le poussent à séduire la patronne et laisser tomber sa protégée. Cette espèce de crime et de faute morale dans ce milieu sape les fondements de ce respect des règles que s’imposent, pour tenir debout, leurs affaires. Le  bônoise déjà vieillie trouve chez le jeune homme la dernière occasion pour sa libido de flamboyer. Mais elle découvre avec lui, aussi, une espèce d’euphorie  incestueuse quand le tyran pleure et tète son sein s’il a assez bu pour effondrer ses défenses. Elle envisage, désormais, de lui donner bien plus d’argent qu’on ne donne à un protecteur; elle lui donnera comme on lègue un héritage.

Cela introduit un conflit de haute intensité entre Khatem et Hadj Kayenne qui a payé de sa liberté son premier amour pour elle.

Côté femme, la bônoise, celle qui fut la première beauté est, de ce côté du symbole,  remplacée par Hayat En Nouffous. Les deux enjeux féminins sont là, l’ancienne beauté devenue riche mais défraîchie  et la nouvelle qui, en elle-même, est un bien. La lutte s’engagera avec cette symbolique, de l’argent et de ce qui se monnaye et du bien et de ce qui se désire. A la limite, le lecteur peut se poser la question si la bônoise et Hayat En Nouffous ne sont pas deux faces d’un même dilemme social, culturel, vécu à deux âges différents.

C’est à ce point d’inflexion dans la vie de la maison close que dans la fosse, remonteront dans les hallucinations de Hadj Kayenne, les autres réalités de l’époque d’El Moutannabi. Le souvenir des Karmates remontent par bribes, reviennent plus souvent, s’organisent et se structurent sur la théorisation de ce « socialisme  dans l’Islam » que représenta ce mouvement égalitaire. Cette structuration nous atteindra, plus intimement, par l’irruption du nom et du souvenir des Zendj, ces esclaves noirs qui se révoltèrent.

Aux souvenirs des révolutions anciennes se superposent les révoltes naissantes des prostituées qui refusent l’ordre despotique et déréglé que Khatem veut imposer en tyran.

Il est peu probable que Tahar Ouettar ait introduit cette confrontation dans les hallucinations du haschisch  si elles ne portaient des clés pour lire l’intrigue et les luttes qui se déroulent dans la maison close. Car il apparait bien qu’à cette époque de révoltes des esclaves et des opprimés se mobilisent des intellectuels au service des causes de justice quand El Moutannabi n’est qu’un poète de cour, admirant les puissants et ne reconnaissant en l’homme que sa position dans le rapport de domination.

Khatem le petit proxénète violent, arriviste, avide, incapable de respecter même les règles d’une maison close entretient avec El Moutannabi cette conviction que « le monde est aux vainqueurs ».

La construction romanesque de « Noces de mulet » est somptueuse, le récit et les développements du conflit sont passionnants. La réalité des personnages est profonde

Un livre à (re)lire. Vraiment, pour la leçon d’écriture et pour les allégories qu’on peut imaginer pour, ou ramener à, notre propre histoire nationale.

M.B

 

Noces de mulet – Tahar Ouettar.- Beyrouth – 1980 - Traduction française Messidor/Temps Actuels – Entreprise Algérienne de Presse - 1984.  

Source : Horizons du 16 mai 2018.

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